Platon, Le Pen et la peur, ou la bêtise comme un bug de la pensée.
(Digression autour du "rapport Bichot")
Je vous conseille la lecture de cet article publié sur l’excellent site OWNI, à propos du « fameux » rapport Bichot Publié en avril 2010, intitulé “Le coût du crime et de la délinquance”. Selon ce rapport, le crime et la délinquance ont un prix : 115 milliards d’euros. En 2012, pour Marine Le Pen, qui y fait référence dans son programme, c'est le coût annuel de l'insécurité. Même des responsables de l'UMP accordent un crédit à ce chiffre. Jacques Bichot, est présenté par Le Figaro comme un professeur émérite de l’université Lyon III, son rapport a été publié par l’Institut pour la justice (IPJ), un think tank sécuritaire dont l’UMP ne renie pas les idées. Le journaliste d’OWNI a pris la peine de lire ce rapport et d’analyser les données de son évaluation, qui s’avèrent en fait pour la plupart d’entre-elles, totalement fantaisistes.
Le rapport prend en compte, par exemple, le coût d’achat d’un chien pour assurer sa sécurité, ou plus drôle encore, accrochez-vous, le temps à lutter contre les spams dans vos courriers électroniques ! “Le spam non infecté (…) se traduit par un grand gaspillage de temps – et la perte de messages utiles confondus avec les indésirables. Une demi-heure perdue par semaine, 50 semaines par an, cela fait 25 heures par internaute, soit environ 250 euros de préjudice direct.”.
Lisez l’article, il est brillant : Déchiffrer l’insécurité
Et lisez le rapport, précieusement sauvegardé sur Transitio en cliquant sur l’image ci-dessous :
Vérifiez au passage si le rapport tient compte de certains types de délinquances financières (chapitre 5) comme la fraude ou l’évasion fiscale, les déménagements nocturnes d’usines par des patrons voyous, ou le renflouement par nos deniers de l’état de la dette abyssale des banques qui ont joué au casino des marchés financiers. Car je n’ai rien trouvé de concret de ce côté-là…
Lorsque la bêtise atteint de tels vertigineux sommets, faut-il en rire, en pleurer, s’inquiéter ou juste réfléchir ?
La peur devant un danger soudain, peut se révéler une réaction salvatrice, héritée de la longue histoire de notre évolution. Mais lorsqu’elle est instrumentalisée pour susciter intolérance et haine au sein d’une société confrontée à ses disfonctionnements, la réaction saine est, ce me semble, la juste colère.
Mais contre qui se mettre en colère ? Doit-on se laisser gagner par la théorie du complot, celle de la stratégie du choc, si brillamment démontrée par Naomie Klein ? Stratégie qui mettrait à profit, voire même provoquerait des crises majeures, pour imposer aux populations des mesures drastiques ou liberticides qu’elles auraient refusées en temps ordinaire ? Les absurdes crises en rafale que nous vivons ces derniers temps, pourraient en effet nous laisser croire à pareille abomination.
Pourtant, l’usage de la peur en politique, n’est-il pas aussi vieux que le monde politique ? Lorsque celui qui détient le pouvoir politique, ne parvient pas à convaincre le peuple par les arguments de la raison, lui reste toujours le moyen de la peur et de la coercition. C’est ainsi que le grand Platon, après avoir savamment décrit son utopique République, crut bon d’inventer dans le mythe d’Er, que les citoyens seraient récompensés ou punis après leur mort, à proportion du civisme dont ils auraient fait montre de leur vivant. Cet usage génial du royaume des morts, auquel personne n’avait jamais pensé avant lui fut amené à connaître un vrai succès par la suite.
Peut-être pourrait-on se poser la question de savoir si cet usage de la peur est fait sciemment ou non ? Ceux qui brandissent ce démon grimaçant sont-ils de machiavéliques despotes en puissance, ou de simples imbéciles ? Mon côté optimiste me ferait pencher plutôt pour la bêtise. Lorsque j’évoque la bêtise, il n’y a aucun jugement de valeur, je parle « par-delà bien et mal ». Je diagnostique plutôt celle-ci comme un symptôme. La bêtise serait alors une sorte de bug de l’intelligence, une mise en veille, lorsque celle-ci se trouve confrontée à un problème qui dépasse sa faculté de compréhension, provisoirement (si l’on parvient ultérieurement à une mise à jour) ou définitivement si le problème dépasse physiquement nos capacités de calcul).
Attention cependant aux diverses formes que celle-ci peut emprunter. Il serait trop facile en effet de pouvoir la reconnaître à la simple stupeur exprimée sur un visage ! Confronté à cette surchauffe inopinée, l’esprit peut en effet déclencher une sécurité, un peu comme une mise en veille de la machine, un économiseur d’écran (ou de pensée). Cela peut ainsi prendre la forme d’un rapport du type de celui rédigé par le pauvre M. Bichot, c’est-à-dire un ratiocinage stérile simulant le raisonnement. Une routine de pensée mal codée, fonctionnant en boucle…
La bêtise ne doit pas être jugée mais étudiée (Lisez le savant ouvrage de Michel Adam sur la bêtise). Il n’est que trop évident, que nous sommes tous confrontés dans nos sociétés à des problèmes qui dépassent de loin nos facultés de raisonnement. Notre cerveau s’est construit sur des millénaires pour nous rendre apte à vivre en petits groupes vivant de chasse et de cueillette. Mais c’est avec le même cerveau fonctionnant toujours de la même façon, que nous allons sur la lune, ou que nous modélisons le monde. Et c’est ainsi que sifflotant gaiement à travers la prairie, nous nous acheminons le cœur léger vers notre possible disparition.
L’odieux "néolibéral capitaliste" ne fait que suivre son instinct de prédateur lorsqu’il donne ses ordres pour piller les ressources ou exploiter les hommes, rien de plus. Et qu’importe si de nos jours la bête immonde porte perruque blonde, la pauvre femme ne fait qu’exprimer une peur atavique de l’étranger encodée dans son inconscient. Les rouages de nos sociétés sont devenus si complexes, qu’il est tentant pour les plus faibles, de sombrer dans la facilité de croire que le travailleur immigré, par exemple, est responsable du chômage (si si je vous jure, certains en sont persuadés !).
La facilité de croire. La difficulté de penser…
Que faire lorsque nous devenons bêtes ? (Ça m’arrive aussi et plus souvent qu’à mon tour).
Que faire lorsque soudain notre intelligence bug ?
Que faire lorsque notre capacité de calculer, comprendre, penser, a atteint ses limites ?
Nous connecter en réseau pour partager, mutualiser, nos faibles ressources ? Pourquoi pas ? Ou à défaut, se taire...
Pourquoi pas…
Bertrand Tièche
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