(Ou la pensée magique au pays des mathématiques)
Le 2ème monde ?
Peut-être avez-vous lu cet article "en cours de rédaction", dans lequel je tente de sortir prudemment de la caverne platonicienne de notre cerveau. J’y mentionne le psychologue Rupert Riedl, qui avait fini par trouver une seule et même origine à toutes les erreurs désastreuses de notre raisonnement : "une vérification dans le domaine de la pensée est prise pour une vérification réelle et réussie dans le monde concret".
Riedl expliquait comment un monde théorique est peu à peu venu s’ajouter au monde observable, un deuxième monde permettant de tout pouvoir penser. Platon fut probablement l’inventeur de ce deuxième monde, qu’il appelait le monde des idées. De nos jours, le monde qui prétend pouvoir tout penser, c’est bien le monde des mathématiques. Son langage, incompréhensible par la plupart des mécréants, impressionne tout autant que le latin qui rendait vénérables les plus grosses absurdités de la scolastique médiévale.
Ne vous méprenez pas sur cette introduction, je fais métier d’ingénieur et je vénère les sciences plus que la religion. Mais je n’oublie jamais de compter parmi les plus indispensables, les sciences humaines.
Mais assez parlé de moi. Découvrons plutôt ensemble comment la sacro-sainte règle d’or du 3% a été inventée par deux mathématiciens économistes un soir très tard, en 1981, et aussi comment deux mathématiciens d’Harvard, anciens cadres du sinistre FMI, ont produit une encyclique économique truffée de calculs faux sur laquelle tous nos grands leaders se sont appuyés pour combattre la dette !
Retour vers les années 80 à la recherche du 3% !
Vous voulez vraiment savoir comment est née la sacro-sainte règle budgétaire du 3% de déficit ? Alors lisez ce témoignage de Guy Abeille, publié sur le site de la Tribune.fr, et vous apprendrez comment, chargé de mission au ministère des Finances sous Giscard puis au début de l'ère Mitterrand, il fut convoqué un soir de 1981, avec son camarade de promotion Roland de Villepin (cousin de Dominique), par Pierre Bilger, devenu le tout récent n°2 de la Direction du Budget pour inventer "vite fait bien fait", une règle "vitrifiante", marquée du sceau de l’expert, et par là, sans appel…
Le président François Mitterrand avait demandé de pouvoir disposer d’une règle, simple, utilitaire, qu’il aurait beau jeu de brandir à la face de ses ministres les plus budgétivores !
Formés à l'ENSAE, Messieurs Abeille et de Villepin étaient considérés dans la faune locale dit M. Abeille :"comme appartenant à l'espèce, rare au Budget, des économistes, et plus spécialement, car passablement mâtinés de mathématiques (nous sommes des ingénieurs de l'économie, en quelque sorte), de la sous-espèce des économistes manieurs de chiffres".
Monsieur Abeille explique avec une grande franchise, comment lui et son compère, n’ayant aucune idée de départ et ne disposant de l’appui d’aucune théorie économique, se sont habilement dépatouillés de ce défi insolite lancé par l’exigeant président.
Je cite monsieur Abeille :
"Pressés, en mal d'idée, mais conscients du garant de sérieux qu'apporte l'exhibition du PIB et de l'emprise que sur tout esprit un peu, mais pas trop, frotté d'économie exerce sa présence, nous fabriquons donc le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond, jolie chimère (au sens premier du mot), conscients tout de même de faire, assez couverts par le statut que nous confèrent nos études, un peu joujou avec notre boîte à outil. Mais nous n'avons pas mieux. Ce sera ce ratio. Reste à le flanquer d'un taux. C'est affaire d'une seconde. Nous regardons quelle est la plus récente prévision de PIB projetée par l'INSEE pour 1982. Nous faisons entrer dans notre calculette le spectre des 100 milliards de déficit qui bouge sur notre bureau pour le budget en préparation. Le rapport des deux n'est pas loin de donner 3%."
Lisez la totalité de ce texte édifiant et vous comprendrez mieux comment s’est construit le destin fabuleux de ce 3%, qui est devenue la sacro-sainte règle d’or du traité budgétaire !
Vous commencerez peut-être même de comprendre à quel point le seul fait d’être un mathématicien sachant manier les chiffres avec art, donne pouvoir de régler l’ordre des affaires de ce bas monde, selon les règles d’un autre monde, celui des mathématiques, règles qu’il vous suffira de connaître, à défaut de les comprendre.
Cliquez sur le lien suivant pour lire ce témoignage : Pourquoi le déficit à 3% du PIB est une invention 100%... française
L’importance des mathématiques en économie, et ailleurs aussi.
Mais je pense que chacun de nos jours a compris l’importance des mathématiques, sinon tant de parents ne pousseraient pas leurs enfants avec tant d’insistance à préparer le bac scientifique. Les mathématiques sont garantes d’un bel avenir pour nos bambins, un peu comme l’était sous l’ancien régime les carrières de robe et d’épée. Sans la maîtrise des mathématiques, à défaut d’être traders, économistes ou banquiers, vos chers bambins ne pourront pas même accéder aux filières littéraires ni même aux métiers manuels.
Du vécu…
Dans une moindre échelle, je sais de quoi parle Guy Abeille, car dans mon métier d’ingénieur, j’ai souvent l’occasion de lire des rapports, disons "très légers", mais malgré tout nimbés de l’aura de la vérité, puisque rédigés par de prétendus "sachants" (peut-être même m’est-il arrivé d’en rédiger aussi). L’arrivée de l’informatique a même démultiplié cette impression de vérité dans les études. Croyez-moi si je vous dis que la plus vaseuse des études de faisabilités, peut prendre tous les aspects des tables de la loi, si elle est élégamment présentée dans un rapport fait sous Word, agrémenté de gracieux graphiques faits avec Excel ! Ne parlons même pas de la présentation avec PowerPoint qui fera le même effet que dieu parlant au travers du buisson ardent.
Excel l’incontournable tableur, est justement évoqué dans cet autre exemple affligeant concernant les erreurs de deux mathématiciens de l’université de Harvard !
(Vous pouvez lire aussi : L'intelligence est-elle soluble dans PowerPoint)
Les chercheurs se plantent à Harvard
Imaginez que deux brillants économistes réputés de Harvard (et anciens cadres du FMI), Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont publié en 2010 un article intitulé "Croissance en période de dette" ("Growth in a Time of Debt"), et que ces deux gugusses avaient fait tout simplement fait passer à la trappe cinq pays (Australie, Autriche, Canada, Danemark et Belgique) dans leur panel, qu’ils avaient utilisé une méthode jugée contestable, de pondération des pays entre eux, et encore plus plus fort, le tableur Excel utilisé comme support de l'étude comportait une erreur de formule !
Ces deux brillants représentants du deuxième monde avaient donc calculé, en s’appuyant sur des données collectées entre 1946 et 2009, que le taux de croissance moyen était de - 0,1 % pour les pays endettés à plus de 90 %, alors que leurs confrères de l'université du Massachusetts à Amherst Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin, l’ont estimé à 2,2 %, avec exactement les mêmes données (mais sans les grosses erreurs !).
Erreur tragique au FMI, un pays meurt, la Grèce…
Un autre exemple ? Lisez cet article publié le 12 mars dernier sur le site du Monde.fr. Vous y apprendrez comment le FMI s’est lourdement trompé dans ses savants calculs concernant la Grèce.
L'erreur de calcul du FMI est responsable de l'augmentation de presque 200 % de la récession par rapport aux pronostics, et de la tiermondialisation du pays ! Croyez-vous que cet aveu aurait pu être une occasion de présenter des excuses au peuple Grec et de corriger le tir ? Ben non, chez ces gens là monsieur, on ne s’excuse pas monsieur, on ne s’excuse pas. D’ailleurs, comment s’excuser ? Comment s’excuser de plus de 4 000 suicides, de l'appauvrissement de 3,5 millions de personnes, de la baisse de deux ans de l'espérance de vie, d'un taux de chômage qui dépasse l'entendement, de l'explosion du nombre d'interruptions volontaires de grossesse et des abandons de nourrissons pour des raisons purement économiques, du démantèlement de vies humaines et de familles, du nombre incontrôlable des SDF dû à la destruction progressive de la classe moyenne, de l'insupportable spectacle des Grecs qui, au XXIe siècle, sont de plus en plus nombreux à chercher de quoi manger dans les ordures, du démantèlement de l'Etat-providence, et de bien d'autres horreurs impardonnables.
Comment s’excuser de cela monsieur, lorsque l’on vit dans le deuxième monde ?
Vous pouvez lire l'article en cliquant sur ce lien : Grèce : l'erreur du FMI passée sous silence
En guise de conclusion...
Une dernière citation à propos de la croissance : "Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste." Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.
C’est normal Monsieur Boulding, dans le deuxième monde, celui des mathématiques, l’infini existe. Ce n’est pas comme sur la terre ferme. CQFD 😉
Post Scriptum :
Afin de ne pas me fâcher avec les mathématiciens, je vous dois l'honnêteté de préciser qu'il y a aussi des économistes "littéraires". A la même époque que M. Abeille, il y avait par exemple Erik Orsenna, qui avait été missionné par François Mitterrand pour écrire ses discours. Erik Orsenna avait la tâche difficile de trouver des synonymes aux mots "rigueur" et "restriction", afin de mieux faire avaler aux Français le virage libéral de 1983.
L'écriture est aussi, bien naturellement, un moyen de créer un deuxième monde.
Mais prenons-garde malgré tout, car un système qui efface progressivement la réalité et construit un monde fictif où les individus n'ont plus aucune capacité à juger leurs actes, cela s’appelle, ...un régime totalitaire…
Bertrand Tièche